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Au nom du Culte, du Profane, et du Saint Esprit 

 

Texte de Marie Cousin, photographies de Chloé Kerleroux

Hasard du calendrier, la Fête des Morts à Mexico City concentre plusieurs évènements spirituels.  En plus de célébrer ses défunts, la ville est témoin de célébrations tout aussi sacrées que profanes. Les rites aztèques ancestraux et catholiques s'entremêlent, tandis que des cultes apparus bien plus récemment séduisent de plus en plus d'adeptes. Dans la fraîcheur des derniers jours d'Octobre, des foules immenses se forment, flots ininterrompus de dévots venus célébrer Saint Judas ou la Santa Muerte. On y rend également hommage à Malverde, le Robin des Bois mexicain devenu objet de vénération pour les narco-trafiquants. 

 

Judas, Saint Patron des causes perdues

 

Ce matin du 28 Octobre, la foule se presse sur le parvis de l'Eglise San Hipólito, formant une longue file qui serpente sur plusieurs centaines de mètres. Les milliers de fidèles espèrent entrer dans la basilique pour assister à l'une des cinq messes qui s'enchaîneront pour l'anniversaire de Saint Judas. "On vient de très loin pour célébrer Saint Judas", explique Anna, une croyante venue spécialement pour l'occasion. "C'est lui qui interfère auprès de Dieu pour exaucer nos miracles et nos voeux". Saint Judas Tadeo, cousin de Jesus Christ, est l'un des douze apôtres. À ne pas confondre avec l'autre Judas, le délateur. "Il y a deux Judas, Judas de Tadeo que nous célébrons aujourd'hui, et Judas Iscariote, le traître. Mais la confusion existe encore aujourd'hui!" explique le prêtre Jose Juan Tapia, Directeur de la Ligue Nationale de Saint Judas de Tadeo. "C'est le grand oublié de l'Histoire! Il a dû rétablir son nom et son image aux yeux du monde, c'est pour cela qu'il a été identifié comme le Saint des causes perdues et désespérées".

 

En raison de cette appellation, Judas est devenu l'un des saints les plus populaires parmi les catégories défavorisées de la société. Dans la procession, les fidèles portent ses couleurs, le blanc et le vert. Ils arborent amulettes, bijoux ou encore tatouages à son effigie, soulèvent des statues le représentant. L'Eglise mexicaine ne s'oppose pas à ce folklore local, les rites païens y ont même trouvé leur place : pendant la Fête des Morts, de nombreuses églises de la capitale ont installé des autels colorés dédiés aux défunts.

 

Plus surprenant, en ces célébrations de Saint Judas, plusieurs personnes d'origine Aztèque sont habillées de leurs tenues traditionnelles. A quelques mètres du parvis, deux shamans procèdent à des rituels de purification ancestraux.

L'un d'eux, Juan, explique : "Tous les saints ont deux noms, l'actuel et le pré-hispanique. Quand les espagnols sont arrivés ici, à Mexico, ils sont venus pour détruire, voler et tuer. Ils ont imposé Dieu et leurs saints avec violence, et comme signe de conquête, ils ont détruit nos pyramides, et à leur place y ont bâti les églises." Lorsqu'en 1521 Herman Cortès s'empare de Tenochtitlan et y fonde Mexico, les indigènes cachent les figurines de leurs divinités dans les statues des Saints catholiques. "C'est comme ça que Tezcatlipoca (Dieu de la guerre) est devenu Saint Judas". Les rites païens et le culte catholique ne font alors plus qu'un. C'est ce que nous confirme Andres, habillé d'un pagne et d'une toque en plumes. Ils seront plus d'une dizaine à danser pendant près de quatre heures au rythme des tambours, invoquant les éléments et les énergies en hommage à Saint Judas. 

 

Ici, personne ne s'étonne de cet étrange mariage entre paganisme et religion, qu'a priori tout oppose. D'ailleurs, nombre de fidèles présents aux célébrations de Saint Judas se retrouveront quelques jours plus tard pour la grande procession en l'honneur de la Santa Muerte, divinité populaire fermement condamnée par l'Eglise Catholique. 

 

La Mort est une divinité comme les autres

 

Il y a tout juste 21 ans, Doña Queta, petite femme frêle à la poigne de fer et au regard acéré, installait dans la vitrine de sa boutique une représentation de la mort. Squelette d'un mètre de haut affublé d'une longue perruque jais, parée de ses plus beaux atours, la Santa Muerte s'implantait au coeur du quartier de Tepito. A l'origine, c'est avec le Dieu Mictlantecuhtli que les Aztèques vénéraient la mort. La tradition orale se transmet et évolue jusque dans les années 70 où la Santa Muerte telle que nous la connaissons aujourd'hui prend sa forme définitive. Mais c'est la création de son autel qui pose les fondements de ce nouveau culte.

 

Figure incontestée de ce quartier réputé mal famé, c'est dans les prisons où elle est visiteuse, que Doña Queta répand le mythe. La Mort est personnifiée, glorifiée. Contrairement à l'Eglise Catholique, qui condamne moralement les péchés et leurs auteurs, la Santa Muerte, elle, accepte tout le monde. "Vous, dans votre culture, vous avez peur de la mort, alors que la Santa Muerte prend soin de nous. Elle nous accompagne et nous bénit" explique Doña Queta. De confession catholique, elle place Dieu au dessus de tout. Mais le décès de son époux et un combat contre le cancer la font se tourner vers d'autres saints. La Mort et le Diable deviennent ses gardiens de prédilection. "Personne n'est bon ou mauvais, nous sommes les deux. Et nous irons tous au même endroit, en enfer". 

 

Vénérer la Santa Muerte, ce n'est pas vénérer la mort. C'est au contraire exalter le vivant et la nécessité de s'en sortir. On négocie avec elle, on lui demande aide et protection pour toutes les embûches de la vie. La foi s'empare des criminels et des laissés pour compte, de ceux qui ne savent plus à quel saint se vouer pour se faire pardonner leurs exactions. Rapidement, le culte sort de l'univers carcéral pour se répandre dans toute la ville. La bonne parole se transmet de bouche à oreille, faisant au passage de plus en plus d'adeptes, dépassant largement les communautés marginales. Le succès est rapide, populaire. Ce sont aujourd'hui des milliers de personnes qui célèbrent la Santa Muerte le 1er Novembre, et c'est en famille que l'on vient rendre ses hommages à celle que l'on appelle aussi la Niña Blanca. 

 

A la sortie du métro de Tepito, la foule est hétéroclite. Des grappes de gens se hâtent vers un étroit passage qui s'engouffre dans un immense marché couvert. Ils tiennent dans leurs bras des Flaca, ces personnifications de la Mort, maigres et armées de leurs faux, vétues de couleurs chatoyantes ou bien tout en noir, incantation de la mort oblige. Tous rivalisent de créativité, cela fait des jours qu'ils se préparent pour cet évènement. Les Flaca sont de tailles différentes, certaines sont à taille humaine. De longs colliers entourent leurs cous, les bijoux, gris-gris et amulettes s'entassent sur les poupées et statues représentant la Santa Muerte. Partout, les fleurs harmonisent les silhouettes longilines. Ce n'est pas macabre, au contraire. Jamais la mort n'a été aussi joyeuse et colorée. 

 

Pour accéder à la "Rue de la Mort" où se situe l'autel, mieux vaut y être invité. Le marché couvert est un véritable dédale, il est très facile de s'y perdre. En ce jour de procession, toutes les échoppes sont fermées.

 Ici, on respecte avec déférence les célébrations qui accompagnent l'anniversaire de la Santa Muerte. Un boulevard sépare le marché de l'entrée de Tepito. Frontière invisible comme seuls les quartiers difficiles en ont le secret. D'un côté de la voie, des policiers avec bouclier anti-émeute sont postés tous les dix mètres. Ils ne traversent pas. De l'autre côté, c'est l'effervescence. La foule dense et compacte se meut au rythme des mariachis et des slogans entonnés à la cantonnade. 

Les célébrations ont démarré la veille au soir, mais c'est dans la matinée que la procession s'est formée. Pour arriver jusqu'à l'autel, il faudra patienter des heures. L'ambiance est à la fête, tous sont là pour rendre hommage, déposer des offrandes et demander protection. Par moments, le cortège s'écarte, laissant passer les pénitents qui avancent à genoux, figures de martyrs rampant sur le bitume jusqu'à l'objet de leur culte. Certains psalmodient en silence, seules leurs lèvres remuent sur leurs visages baignés de larmes. La dévotion est palpable. Les adeptes sont hétéroclites. De nombreuses mères prennent leur mal en patience, certaines avec de très jeunes bébés dans leurs bras. Ici et là, on boit, on se drogue : souffler la fumée de cannabis sur les flacas porterait chance. Ces rites empruntés au Vaudou ont de nombreux amateurs. Dans un recoin, non loin de l'autel, un petit groupe fume du crack. On peut aussi apercevoir des tatouages de gangs à la sulfureuse réputation sur les torses de jeunes hommes qui attendent le long des murs. La Santa Muerte n'en a que faire des mauvaises graines. C'est en son honneur que l'on se grise.

 

Malverde, la légende préférée des narco-trafiquants

 

Juste à l'entrée de la rue principale de Tepito, "Narcochelas" attire de nombreux pèlerins. C'est dans cette minuscule échoppe de quelques mètres carrés qu'est installé l'autel dédié à Jesus Malverde. Héros populaire du début du vingtième siècle, sa légende prend vie à Culiacan dans le Nord du pays. Volant les riches et donnant aux pauvres, ce Robin des Bois mexicain devient très célèbre parmi les défavorisés, mais aussi ceux qui se tournent vers les trafics en tous genres pour subsister. "La majorité des narco trafiquants le vénèrent. Ils lui font des donations, beaucoup d'argent." explique Jonathan, qui patiente devant la boutique. Il se murmure que toute la drogue qui inonde le Mexique passe nécessairement par Tepito. Lorsque nous suggérons à Jonathan que la police peut voir qui se rend devant l'autel, il sourit : "Ici c'est Tepito, on peut faire ce qu'on veut, c'est comme ça".

 En face d'un mur recouvert de mitraillettes, une petite statue colorée à l'effigie de Malverde est entourée de balles et de billets de banque. Par terre, deux grosses boîtes en carton renferment les offrandes : argent, donc, mais aussi drogues en tous genres. "Il est très représentatif de ce que l'on appelle ici la culture narco". 

 

Epicentre de cette culture typiquement Mexicaine, Tepito vit au diapason de ces cultes profanes. La mort a cela de certain que nous y passerons tous, effaçant les inégalités, déjouant les pronostics et les destins tout tracés. Les laissés pour compte et les voyous ont trouvé un refuge dans leur adoration. Ils savent que la mort, elle, ne les oubliera pas.

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